vendredi 9 juin 2017

Deuil d'une méconnaissance

Ce mardi matin, encore à peine éveillée, je laisse ma voiture à la révision. J'ai en tête le montant de la facture que le garagiste m'avait donné au téléphone le jour de la prise de rendez-vous. Dans la méconnaissance d'un éventuel surcoût du à l'usure de mes pneus ou de mes plaquettes de frein, je m'en vais le cœur léger prêt à payer la facture. Mercredi matin, me revoilà au garage, pressée de reprendre ma voiture et entamer ma journée de consultation. Le couperet tombe. Une somme presque inaudible me brouille les oreilles. "Il a fallu changer les plaquettes de frein qui étaient usées". Je me souviens du prix de la dernière révision à peine trois mois plus tôt et me demande ce qui avait été fait alors. Peu importe, je vérifierais la facture à tête reposée. Pour le moment, il est 8 heures du matin et je sors de mon sommeil brusquement avec un arrière-goût de dégoût. Je vais ruminer le temps du retour. Et sentir comme une légère souffrance toute la journée. Voilà une situation anodine de la vie quotidienne.
Quelques jours plus tard, je regarde des films de ma fille. Son premier jour, ses trois mois, six, douze. Nostalgie d'un temps passé. Après coup, je sens un sentiment étrange de mal-être sur lequel je ne mets pas de sens. Les jours passent, le sentiment reste comme une lame de fond à peine visible de l'extérieur. Il m'a fallu quelques jours pour comprendre ce qui m'arrivait.
Je me suis vue sur ses vidéos. Vue dans ce que j'appelle ma première vie. Celle d'avant. Celle où je me trouvais dans la méconnaissance.
"Comment ça serait si vous changiez cela ?"
"Je serais heureux !"
Cette question provoque souvent la même réponse chez mes patients. S'ils changeaient, cela serait toujours mieux que maintenant. Et pourtant, les jours, les mois, parfois les années passent et le bonheur n'est toujours pas pleinement au rendez-vous. Qu'ils aient cru ou non que cela serait facile, court ou difficile, il arrive un jour où le voile tombe.
"Je ne comprends pas pourquoi je suis si triste alors que maintenant tout va mieux !"
Je dois dire que j'ai toujours trouvé les mots face à cette réflexion.
"Vous avez vécu 20 ans, 30 ans, 40 ans, d'une certaine façon, le changement est une chose complexe, peut-être difficile à vivre, malgré le bonheur ressenti".
Cela était suffisant souvent. Mais nous laissait au client et à moi comme une explication bien courte. Superficielle. Pas à la hauteur du vécu intérieur.
Lever une méconnaissance. Quelle joie ressentie au moment de passer à l'action, de se sentir tout à coup capable de faire différemment. De récolter les fruits de ce temps passé sur le divan. Et en même temps quelle peur, colère ou tristesse, a-t-il fallu vivre? Lever une méconnaissance, c'est reconnaitre la difficulté que l'on aurait vécue si nous n'avions pas été dans cette méconnaissance. Comme ce couperet du prix de la révision. J'aurais pu poser la question avant. Je n'avais pas envie d'entendre la réponse. Cette réponse qui fait mal.
J'aurais pu ne pas inviter cette personne chez moi, filmé auprès de ma famille. Mais, si je l'avais fait, il aurait fallu affronter la douleur de la connaissance des raisons de ce dégout. Mieux valait souffrir sans savoir pourquoi. Laisser le qu'en-dira-t-on faire son travail. Savoir, c'est avoir conscience à la fois de la situation, de l'importance qu'elle a pour nous, du problème qu'elle nous pose, de la douleur, de l'injustice, de l'impuissance ressentie. Il est bien plus facile de s'autodétruire ou de détruire les autres sans savoir que de nous sentir l'objet de ce que nous ne pouvons pas maîtriser, que de faire fasse aux conséquences de la connaissance. "Bienheureux les innocents " : dit-on. Ce n'est pas qu'ils sont heureux, c'est qu'ils souffrent sans sens. Comme un vécu inévitable, inchangeable. Le sens est à la fois ce qui fait souffrir et ce qui permet de découvrir, d'imaginer des options. La souffrance a accompagné les plus grandes œuvres. L'Art aurait-il pu exister dans souffrance ? Combien faut-il de doses de confiance en soi, en l'autre, au monde. Combien faut-il se sentir capable d'affronter ce qui fait mal ? La colère contre soi, la tristesse de soi, la peur de l'autre, le dégoût du monde... Pourtant, cette même colère, cette même tristesse sont les précurseurs du changement. Tant que je ne sais pas pourquoi je souffre, je continue de souffrir dans savoir. Quand je sais pourquoi je souffre, je sais en même temps le prix que cela va me coûter. Cela fait mal et je sais d'avance que cela va faire mal. J'ai déjà eu mal et préfère peut-être éviter de réitérer l'expérience. Pourtant, c'est en sachant pourquoi je souffre que je peux arrêter de souffrir. Faire ce choix difficile. Lever une méconnaissance, c'est sans doute accepter le deuil à faire. Le deuil de la méconnaissance elle-même. Celle qui nous protégeait des émotions qui y sont liées. C'est accepter le temps qui va passer dans ce deuil, le travail qu'il va falloir accomplir. Sortir de la méconnaissance est la porte de sortie du scénario. Quitter la maison n'est jamais facile. Personne n'a dit que cela l'était.

La thérapie au long court est un sport de haut niveau qui demande de la motivation, des ressources, de la volonté, du temps et de l'espace, de l'entrainement, de la répétition, de la régularité et surtout une relation respectueuse et bienveillante, neutre, confidentielle, stable, sécure. On ne devient pas champion du bonheur sans entrainement au bonheur, voire sans une dose de souffrance. Suis-je dans la méconnaissance ? Chacun a le droit de choisir où il s'arrête dans ce travail de décontamination. Chacun a le droit d'être là où il se pose et de respecter le chemin de l'autre, de là où il se trouve dans ses propres méconnaissances.

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